Parmi les objectifs de cette année 2020, figurait la Sardaigne!... Ses dimensions en font la deuxième île de Méditérannée après la Sicile, mais on la connaît assez peu, malgré son histoire multi-millénaire. D'ailleurs, on a parfois le sentiment d'être nombreux à la découvrir, si on se réfère, par exemple, au Routard, bien moins épais que les guides d'autres destinations îliennes. Est-ce un critère fiable?... On sait cependant que cette île est devenue une destination estivale très prisée, notamment d'une certaine jet-set bling-bling mondiale, lassée d'autres plages aux eaux turquoises (pas si nombreuses que cela ici, d'ailleurs!) et qui se complait à montrer son dernier yacht sur la Costa Smeralda, du côté de Porto Cervo. Je vous rassure de prime abord, mon objectif était tout autre!... Mon moyen de locomotion également, d'ailleurs, même si une circumnavigation, de marina en marina, est plutôt tentante!...
Avant de mettre le cap sur l'Italie, je ne manque jamais de solliciter quelques conseils amicaux auprès d'Elena Pantaleoni, vigneronne en Emilie-Romagne, mais qui, connaissant bien son pays, pouvait me donner quelques pistes à suivre, me conduisant là où on fait du bon!... C'était en juillet 2017, comme le temps passe!... Et la Covid-19 n'a pas arrangé les choses. Son tiercé gagnant était alors le suivant : Dettori - Montisci - Manca. L'un est au nord de l'île, l'autre au sud et le dernier plutôt dans le centre-est!... Elle est joueuse, Elena, les distances et les voyages ne lui font pas peur!... Ces trois domaines sont considérés comme des référents sardes, pour diverses raisons. Je me disais qu'en cherchant bien, je pouvais agrémenter mon périple de quelques découvertes, façon pépites. Avec l'aide la plus amicale d'Alessandro Dettori, je sais que désormais, ce voyage devrait rester dans les annales, pour peu que les compagnies aériennes proposent de nouveaux vols et que les confinements ne soient plus que des mauvais souvenirs!...
Doutant de mon choix en matière d'aéroport (de plateforme aéroportuaire, comme on dit maintenant!) d'arrivée, Alessandro Dettorime confirma que Cagliari, tout au sud, était la bonne option. Interrogé quelques jours plus tôt, il me permettait de constater que sa réflexion et sa stratégie était des plus fines. Je lui avais donc demandé de me conseiller trois ou quatre domaines moins connus que les référents ci-dessus et je pouvais notamment constater toute l'affection qu'il porte à ses confrères parmi les plus passionnés, mais aussi à son pays, à la force de ses traditions et peut-être, à un léger déficit de notoriété des vins de Sardaigne, en France notamment. Lorsque je suggérai qu'il m'oriente également vers des producteurs hors normes d'huile d'olive et de fromages en particulier, éventuellement d'autres choses, il me répondit avec humour : "Seule chose, il faut savoir que vous gagnerez cinq kilos en cinq jours!..." Mystère de la traduction spontanée : dans quel sens? Perdus pour cause d'hyper activité dans le vignoble ou pris du fait de la gastronomie sarde?... La réponse au retour!
C'est donc au sud de la Sardaigne que doit débuter cette sorte de voyage initiatique des us et coutumes sardes, du moins pour ce qui est des vins. On pourrait s'attendre à un certain classisisme, mais on découvre vite, ne serait-ce qu'en faisant quelques recherches çà et là, que la tradition a du bon ou, du moins, que l'attachement de la nouvelle génération à tout ce qui a construit et renforcé les précédentes est fort et motivant. Les meilleurs vignerons de Sardaigne sont désormais prêts à promouvoir les cépages autochtones dans leur version locale, comme le cannonau (grenache noir), le bovale sardo (carcajolo nero ou muristellu en Corse), le nasco ou le nuragus, sans oublier la malvasia ou le vermentino bien implanté aussi et quelques autres.
En 1999, les frères Marchi, au domaine Sa Defenzacomplètent d'une dizaine d'hectares, la première plantation de vignes réalisée par leurs parents. Celle-ci était surtout destinée à abreuver leurs amis et la nouvelle génération pense tout d'abord suivre le même chemin. Depuis, plusieurs cuvées sont disponibles en bouteilles, après des essais façon "vins de garage" et quelques turpitudes administratives, en vue de la construction de la nouvelle cave!... Elles sont issues d'une vinification des plus naturelles et à la vigne, le choix d'une "agriculture synergique" est une option forte et déterminante. Ici, pas de travail des sols, les herbes spontanées et la faune contribuent à la qualité de l'ensemble. Le tout est complété d'oliviers, de pruniers, de pêchers et de quatorze hectares d'un maquis méditérannéen typique. Sans oublier un blé ancien, dont la farine permet de proposer aux environs, les meilleures pizzas du monde!...
A suivre, la découverte du Sulcis Iglesiente, l'extrême sud-ouest de l'île, que l'on a coutume de qualifier de région la plus pauvre de Sardaigne. C'est sans doute pour cela que nombre de ses habitants choisirent de travailler dans les mines de charbon de Carbonia, par exemple, au milieu du XXè siècle. Depuis, les enfants de ceux-ci se tournent vers la vigne, comme celle plantée dans le sable qui recouvre le sol carbonné. Enrico Esuen est un des meilleurs exemples et sa cuvée NeroMiniera vaut le détour, toute de carignano composée au nom du père paysan-mineur, avant de mettre cap au nord.
Quelques courtes heures de route pour passer dans la partie septentrionale de l'île. Magomadas est le fief de la malvasia di Bosa, chère à Giovanni Battista Colombu, décédé en 2012, un des protagonistes de Mondovino, le célèbre film de Jonathan Nossiter. C'est là que Piero Cartasoigne, bichonne ses quelques arpents de malvoisie. Nous sommes là au royaume de l'artisanat, que dis-je? de la haute couture. Et ce n'est pas un vain mot, puisque la cité médiévale de Bosa est aussi connue pour ses brodeuses des rues, qui rivalisaient de talent, en fixant le "filet" sur un cadre en bois et brodaient ensuite les symboles typiques de la tradition sarde, telle que la grappe de raisin, symbole d'abondance. Notez que les bouteilles de malvoisie ne sont guère abondantes chez Piero Carta!... Celui-ci n'a pas céder aux sirènes supposées plus rémunératrices des vins doux, mais conserve la tradition d'un élevage oxydatif, ce qui lui vaut, au passage, d'être invité au salon Bi Ranci, à Perpignan, le 3 mai prochain. Une référence en la matière!
A Sassari, on n'est qu'à quelques kilomètres du golfe de Turritano. De là, vous pourrez rejoindre la Corse en prenant le ferry à Porto Torres et peut-être même l'apercevoir par temps clair. La petite ville de Sennori est le fief de la famille Dettori. Alessandro est le représentant de la cinquième génération de vignerons installés en Romangia, sous-région du Logudoro (lieu doré en français), l'un des quatre royaumes, ou judicats, de la Sardaigne médiévale, disposant alors d'une grande autonomie entre les VIIIè et XIIIè siècles. "Je ne cherche pas à satisfaire les marchés, je produis des vins qui me plaisent à moi, des vins de ma terre, les vins de Sennori. Ils sont ce que je suis et ne sont pas ce que tu voudrais qu'ils soient." Profession de foi.
La région est historiquement riche du fait notamment de son agriculture et de son artisanat, mais aussi par les traces de son passé, avec nombre de ruines nuragiques, romaines, byzantines, médiévales et aragonaises. Le territoire est composé de vallées (badde en sarde) qui ont valeur de crus. Au domaine Dettori, c'est Badde Nigolosu, un amphithéâtre naturel, au sol à prédominance calcaire. Tout autour, la végétation est foncièrement méditérannéenne : oliviers, caroubiers, myrte, anis, figuiers... Les vins sont presque tous monocépages et issus d'un parcellaire précis. On trouve là vermentino, cannonau, monica, pascale et moscato. Tous sont proposés en IGT Romangia, appellation la plus authentique aux yeux des vignerons du domaine. A ne pas manquer!
Avant de regagner le sud et Cagliari, pour prendre le vol de retour, il me faudra franchir les montagnes mystérieuses du centre de la Sardaigne... Je ne pourrais assister au célèbre carnaval de Mamoiada, qui se déroule le 17 janvier, le plus ancien et le plus caractéristique des traditions de l'île, mais je suis certain d'y puiser un peu de l'âme sarde. A la Saint Antoine, une douzaine de mamuthones et presque autant de issohadores, les uns couverts de peaux de chèvres noires, les autres d'un costume coloré, défilent en procession dans la petite ville. Ambiance!... C'est là que je dois rencontrer Giovanni Montisci, vigneron, dont les deux hectares de sols de granit décomposé, propose un des meilleurs cannonau de l'île, façon vignoble de montagne. Il fut professeur de mécanique, hérita de quelques petites parcelles de vieilles vignes, se forma patiemment auprès de deux anciens vignerons du cru et finit par pratiquer ses premières mises en 2004. Depuis, on dit que Chateauneuf-du-Pape, le Priorat et même Barolo n'ont qu'à bien se tenir!... Bigre!
Une petite centaine de kilomètres plus au sud, se situe Nurri. Nous sommes également là aux environs de 650 à 700 mètres d'altitude. Gianfranco Manca est artisan boulanger et vigneron : Pane-Vino. Des terroirs variés (argiles, schistes, calcaires), six hectares de parcelles familiales récupérées à la fin des années quatre-vingt et une vision "artistique" du vin!... Il dispose d'une trentaine de cépages sardes connus ou oubliés, auxquels il a ajouté des variétés italiennes, mais non locales. Les amateurs parlent de vins d'intuition et d'émotion. Lui aussi, pendant dix ans, il approfondit ses connaissances, rapproche parfois la panification de la fermentation du vin. Dès lors, en 2005, il propose des vins un peu comme des oeuvres d'art très personnelles, qui traduisent les pensées et le vécu de l'année. Gageons que le millésime 2020 pourrait nous surprendre!... On dépasse ici largement la notion de terroir et de cru. Une autre planète au final, dont on a peut-être du mal à revenir, mais c'est sans doute ce qu'on attend, certains jours, après des semaines et des mois passés à imaginer virtuellement nos escapades... Non, décidément, il ne faut pas que je le rate cet avion!...