Tinos n'est pas la plus connue, loin s'en faut, des Cyclades, ces îles de la Mer Égée, berceau du monde moderne dit-on, où toute une mythologie de marbre semble aujourd'hui défier la crise et son "capital controls", qui touchent tout le pays dans ses fondements et son fonctionnement. Mais, au-delà de ces divinités, c'est toute une population qui se dresse fièrement et notamment ici, où la moindre pente est couverte de terrasses, vestiges souvent de ce grenier d'Athènes que l'île était naguère. A un jet de pierre (vous pouvez choisir, il y en a pour tous les goûts, en matière de géologie!) de la pimpante, voire clinquante Mykonos, il y a là matière à (re)découvrir une certaine forme d'authenticité. Avec en plus, un domaine viticole, qui en est lui au début de son histoire, mais qui mérite le détour.
~ Domaine de Kalathas, Jérôme Binda ~
Au coeur de l'île, sur la route qui mène de Falatados à Agapi, il faut trouver une piste de terre au détour de quelques rochers, puis parcourir (avec un véhicule adapté!) deux à trois kilomètres pour découvrir Kalathas et toute l'énergie qui s'en dégage. De prime abord, on est interloqué par ce tumulte de rochers de granite qui forme ce paysage. Tinos, c'est l'île d'Eole et le vent qui y souffle parfois le rappelle vite à notre mémoire. Mais, quand la séquence estivale de meltem est passée, il règne ici une paix... céleste. Les dieux de la mythologie grecque s'accordent une pause. Peut-être font-ils une sieste, à l'issue de laquelle ils joueront avec les rochers les plus ronds, comme s'il s'agissait de billes et ainsi, chambouler cet étonnant chaos. Même Poséidon se pencha sur le destin de cette île, qui s'appellait alors Ophioussa à cause des serpents qui la peuplaient, en envoyant quelques escadrilles de cigognes, qui en débarrassèrent les habitants. Curieusement, malgré cette bonne oeuvre légendaire, on dit toujours que l'île est envahie de couleuvres et de vipères diverses, alors qu'il n'y en a pas plus qu'ailleurs!... Mais, les vignerons du cru le savent bien : il faut parfois prendre quelques précautions, au coeur de l'été ou pendant les vendanges, lorsqu'il s'agit de ramasser les raisins sur les terrasses pierreuses, d'une vigne qui court à même le sol.
Jérôme Binda est arrivéà Tinos en 2011, avec armes, familles, meubles et bagages. Parisien de naissance, avec des talents de dessinateur et de peintre, il oeuvre dans le design graphique, puis devient antiquaire. A l'image de Clemenceau peut-être, las de combines politiquement incorrectes, il se tourne vers la Grèce et cette île qu'il connaît déjà, puisqu'il y vient en vacances, chaque été ou presque, depuis 2001. Il lie rapidement quelques contacts, apprend le grec, trouve une maison, que dis-je une ruine quasi historique, à restaurer au coeur du village de Loutra, à proximité du Monastère des Ursulines, ce dernier rappelant à la fois, la présence des soeurs françaises, qui ont appris le français à quelques générations d'écolières locales (il n'est d'ailleurs pas rare de croiser désormais quelques sexagénaires maîtrisant parfaitement notre langue) et le catholicisme, dans une île surnommée parfois le Lourdes de l'orthodoxie grecque, avec son pèlerinage du 15 août et l'avenue Megalocharis, que les pénitentes montent à genoux, entre le vieux port et l'église de la Panagia Evangelistria.
Il n'est pas certain que Jérôme sache exactement, à ce moment là, de quoi son futur sera fait. Quelque chose peut-être autour des huiles essentielles, tant il existe de fleurs et de plantes, dont certaines endémiques, sur Tinos. Cependant, il est attiré par cette zone granitique, bien en évidence sur les cartes géologiques, au nord-est de l'île, que l'on traverse lorsqu'on prend cette route qui mène à Agapi, celle-là même dont le bitume s'interrompt brutalement, pour laisser place à une bonne piste, là où les subventions européennes ont cessé de financer les travaux. A quelques temps de là, il apprend que quelques hectares de terrasses et de blocs granitiques sont à vendre. On y trouve aussi bergerie, étable et maison de vigneron, le tout, joliment restauré, voire reconstruit, va devenir de superbes lieux de séjours estivaux, pour touristes en mal d'exotisme, mais surtout de tranquillité.
Tout reste à faire!... Il y a plusieurs décennies que les traces d'un vignoble ont été abandonnées. Dès 2012, l'idée de la création d'un domaine viticole germe et se concrétise par la rencontre de quelques acteurs essentiels : Jason et Thomas Ligas, français d'origine installés en Thessalonique, Haridimos Hatzidakis, vigneron à Santorin, disparu tragiquement l'été dernier et quelques autres, comme Jean-Michel Stéphan et Matthieu Barret, deux rhodaniens bien connus. Objectif affiché : produire des vins vivants et naturels dans un endroit exceptionnel, où la dimension humaine de l'aventure aura toute sa place, parce qu'ici, rien ne peut se faire dans la banalité d'un apport strictement technologique et financier.
Mais, il est indispensable de bousculer le projet, parce qu'il est nécessaire de proposer les premières bouteilles, avant de réaliser les rêves qui s'inscrivent dans un idéal viticole. Il faut donc trouver quelques arpents de vieilles vignes, ce qui est fait désormais du côté de Kakia Skala, connu aussi pour être un site d'escalade, mais également à Myrsini et à Steni, village dans lequel se trouve le chai réaménagé pour accueillir quelques cuves inox et la réception de vendange, bâtiment partagé avec son épouse, Sabrina, ex-styliste photo à Paris et désormais céramiste talentueuse. En tout, une douzaine de sites parfois acquis, parfois loués, ou dont les raisins sont achetés, après un coaching appuyé pendant toute l'année.
Avec Ewen Forner (qui continue à Tinos sa formation, avant de s'installer en France sans doute et être passé précédemment chez Thierry Michon, en Vendée et Fred Niger dans le Muscadet, avant de regagner la vallée du Rhône dès janvier prochain), on comprend mieux toute la difficulté de la culture de la vigne dans l'île. A l'origine, les terrasses sont gagnées sur la pente par décaissement, pour les rendre à peu près planes. Les cailloux extraits du sol pendant ces travaux sont utilisés pour construire les murs soutenant la terre. Les plants de vigne sont mis en terre au pied même de ces murs. On peut penser qu'ils sont ainsi soutenus naturellement par grand vent et qu'ils peuvent y trouver un tant soit peu de fraîcheur et d'ombre selon l'exposition. Parfois, les racines, en s'installant, plongent dans le sol à la recherche d'eau (qui n'est pas rare à Tinos), puisque des sortes d'aqueducs y ont été construits par les anciens, afin d'alimenter d'indispensables citernes, permettant naguère d'irriguer les cultures.
Il est donc parfois difficile d'évaluer le rendement, mais aussi l'âge des vignes, voire même l'identité des cépages. En effet, plusieurs variétés peuvent y être plantées, parce que les "papous" (terme affectueux local pour désigner les papys vignerons) y faisaient naguère leur vin de consommation courante, ou qu'ils destinaient aux tavernes de l'île, dans un marché très couleur locale. Ces mêmes papous la recevaient de leur père, oncle ou grand-père et seule la mémoire alimentait la transmission orale. Ainsi, on y trouve souvent des variétés telles que rozaki, aspro potamissi, koumariano (ou koumari, selon le Galet), mavro potamissi ou gdurra (nom local du mandilaria), qu'il n'est pas rare de ramasser et de presser simultanément. De plus, le mode de culture - on laisse courir les sarments conservés lors de la taille jusqu'à ce qu'ils atteignent la terrasse du dessous - ne facilite pas la vendange. Les sarments, plus ou moins disposés en corbeille, lorsqu'ils commencent à pousser, doivent être démêlés avec leur charge de grappes. Le plus souvent posés au sol, c'est là qu'il faut faire particulièrement attention aux reptiles en tous genres, qui pourraient avoir élu domicile dans ces sortes de buissons pierreux chauffés par le soleil. Lorsqu'on découvre le cep d'origine, il est parfois de belle taille et on peut évaluer son âge à cent cinquante, voire deux cents ans, le tout en franc de pied, puisque le phylloxera n'est pas connu dans l'île.
Ces "vignes des papous" sont donc un peu la base de la production actuelle du domaine, en attendant que le reste pousse (1500 bouteilles en 2015, 4000 en 2016 et sans doute aux environs de 8000 en 2017). Les jeunes vignes de Kalathas y sont donc plantées depuis 2012 et jusqu'en 2016, sur deux hectares environ d'un sable issu de granite décomposé, que l'on peut assimiler au gore de Cornas. Mais, on trouve également des micaschistes, du marbre et d'autres minéraux. Pour Jérôme, l'essentiel, au cours de cette phase de construction (et de reconstruction des mûrs et bâtiments), est de mesurer l'impact de la proximité maritime et du vent, tout en évaluant ce biotope hors normes. Au-delà des quelques trois cents arbres fruitiers (agrumes divers, pommiers, pêchers, cognassiers...) et oliviers plantés depuis son arrivée, il découvre la multitude d'herbes aromatiques, poussant malgré l'apreté du climat et la sécheresse. On trouve ici cyste, lavande, inule, myrte sauvage, pistachier sauvage, ou lentisque et bien d'autres. Cette aridité ambiante est heureusement combattue grâce à la présence de sources, qu'il est nécessaire de canaliser, pour remplir citernes, voire... piscine naturelle, agritourisme oblige.
Pour ce qui est des vignes plantées sur le site, on trouve donc assyrtiko, aidani, mavrotragano et mandilaria, dont les bois proviennent des vignes d'Haridimos Hatzidakis, à Santorin, mais aussi de la syrah venant de chez Matthieu Barret et de la serine de Jean-Michel Stéphan. Sur le coteau dominant la maison, ont été plantés en 2015 et 2016, des bois venant de vieilles vignes locales, rozaki, aspro potamissi et koumariano.
"Les vignes (les bois) sont plantées en "coudées", à l'ancienne, comme le font les papous. Après un ou deux ans en pépinière, on les déterre. Puis, dans la parcelle, on creuse un trou et on plie le bois en arc (nouveau système racinaire vers le bas) et on le recouvre de terre", explique Ewen Forner. "Ensuite, l'un pose le genou dans l'arcure et l'autre replace la terre à la zapa, une sorte de binette grecque, en plus lourd et plus fine, un peu comme une hache inversée très étroite."
D'autres espaces restent disponibles, mais peut-être seront-ils plantés de fruitiers, sans oublier de dédier d'autres endroits aux ruches des abeilles, les apiculteurs de l'île disposant de sites des plus tranquilles et des plus sains pour les insectes. Par ailleurs, on peut aisément imaginer qu'une telle contrée simplifie la culture de la vigne, pourtant, une certaine vigilance s'impose, comme le démontre cette année 2017, qualifiée de "plus froide" par les vignerons (tout est relatif!), avec un régime éolien quelque peu différent des années précédentes et au cours de laquelle l'oïdium s'est rappelé au mauvais souvenir des vignerons. De plus, il n'était pas rare au mois d'août, par temps calme, de noter la présence de légères brumes matinales et d'une humidité persistante. La faute à ce vent du nord peut-être moins virulent et moins desséchant que parfois, s'ajoutant aux effets du vent du sud, propulsant des sables venus d'Afrique, qui dépose une fine pellicule de matière sur les feuilles, compliquant la photosynthèse.
Chacun l'aura compris, rien n'est simple et acquis d'avance. Quelque chose que Jérôme Binda a tout à fait intégré, en tentant d'analyser posément toutes ces interrogations qui surgissent au quotidien. Ainsi, il se dit intéressé par la biodynamie, mais dans un genre "empirique locale"!... En clair, pourquoi ne pas appliquer la méthode, mais en l'adaptant à l'environnement de Tinos. Ainsi, il ne se voit pas vraiment utiliser des préparats de bouse de cornes, dont les vaches viennent du Limousin ou du Charolais!... Quel rapport, quelle résonance avec ce pays où ce sont plutôt les chèvres sauvages qui gambadent dans la nature, au point qu'il faut d'ailleurs s'en protéger, par la pose de clôtures efficaces et éviter de les percuter sur les routes de l'île!...
Si les voisins de T-Oinos Winery, installés non loin de là et forts d'une association d'investisseurs (dont le Groupe Ducasse) et de talents bien connus en France, comme Stéphane Derenoncourt, ont opté pour une démarche globale qu'offrent certaines avancées technologiques, tant à la vigne qu'au chai (même si on peut être surpris de l'arrachage des plus vieilles vignes locales, au profit de nombre de cépages internationaux), c'est l'artisanat le plus absolu qui règne en maître chez Jérôme Binda : des cuves inox à taille humaine, répondant aux divers flux de vendanges jusqu'au pressoir vertical spécial micro-cuvée, en passant par la mise en bouteilles très minimaliste (même si un équipement plus adéquat est recherché), le cirage des bouchons et la mise en carton des échantillons destinés àRaw Wine in New York City, début novembre.
Si la phase strictement expérimentale (les démonstrations de vinifications en casseroles par Jason Ligas des premiers temps!) est révolue, le vigneron de Kalathas n'a pas encore fermement défini sa production, même si, avec ce millésime 2017, quelques grandes lignes apparaissent. D'abord, il faut noter que cette année, aucun sulfite n'a été ajouté. Ensuite, pour la première fois, il va disposer d'un volume de rouge plus important, avec pour parties, une semi-carbonique et une vinification en billes entières. De plus, avec la présence d'Ewen Forner à ses côtés, un travail de fond a permis d'obtenir des acidités plus ajustées et pour certaines cuvées deblanc, une finale sur des amers et une salinité résolument sapides, plus proches des goûts du vigneron.
On peut retenir qu'à terme, quatre à cinq cuvées devraient former la trame de la production, plus deux ou trois autres à caractère expérimental, sous réserve de l'évolution des vignes les plus jeunes. Parmi les jus prélevés sur cuves, à noter un assemblage blanc 2016, composé de 75% d'aspro potamissi et de 25% de rozaki, destinéà composer la cuvée Sainte Obéissence, mais aussi deux jolis rosés 2017 (ou rouges légers), dont le premier associe 50% de koumariano, 35% de mavro potamisi et 15% de gdurra et le second 55% de mavro potamissi, 25% koumariano et 20% de gdurra. Au final, la cuvée To Kokkinaki (rouge léger en français) sera composée d'un tiers de chacun des trois cépages et le reste dédiéà un second assemblage de rosés, sachant qu'il y en aura aussi un plus clair, aux reflets "provençaux". Aussi, un rouge gourmand (macération carbonique) à dominante de 80% de koumariano, plus 20% de mavro potamissi, le tout issu de vignes âgées de 80 à 150 ans!... Ce sera la nouvelle cuvée To Kokkino. Enfin, ce que l'on peut qualifier de "vin des papous 2017", un assemblage issu d'une pressée commune de rozaki (en fait, un raisin de table, d'origine ottomane, de la même famille que le dattier de Beyrouth, mais l'autorisation de les vinifier dans les Cyclades vient juste de tomber!), de koumariano et d'aspro potamissi, des raisins blancs et noirs donc, en provenance d'une même parcelle à Myrsini. Au chapitre des vins en bouteilles, une jolie syrah 2016, en version rosé coloré, non commercialisée du fait des faibles quantités. A noter qu'une autre cuvée expérimentale est apparue cette année : un duo de syrah et de serine de Kalathas, vinifié en billes entières, qui donne de très beaux espoirs. La cuvée Notias 2016 (Vent d'Afrique), issue d'une macération en grappes entières de trois semaines d'aspro potamisi, est dotée d'une fort belle personnalité. Enfin, en blanc, la cuvée A qui la rose? 2017, 100% rozaki devrait donc désormais prendre toute sa place dans la gamme et sans doute, à terme, un autre blanc issu d'assyrtiko, cépage emblématique de Santorin et plus largement, de la Grèce continentale.
Comme on peut le constater, un vrai avenir se dessine pour le Domaine de Kalathas (nom signifiant celui qui fait les paniers) à Tinos. Jérôme Binda a réussi, en à peine quelques années, à prendre confiance et sans doute aussi à prendre conscience que le défi qu'il s'est lancéà l'aube de la cinquantaine, mérite d'être vécu et partagé. Il a peut-être trouvé là, la terre aride mais vivante de ses racines. La dimension humaine de son projet est louable, avec cette volonté de s'intégrer pleinement à une population confrontée à de nombreuses difficultés, en partageant certaines et en offrant à quelques-uns, avec ses moyens, des portes de sortie ou la possibilité de croire en un avenir meilleur. Il n'est que de constater la bonne humeur de Vengelis, qui travaille à ses côtés, au moment de partager un kariki, une spécialité locale, un fromage frais entreposé dans une coloquinte, qu'on laisse maturer pendant quelques temps, en les déposant parfois sur la terrasse des maisons, en plein soleil. C'est, comment dire? quelque peu décoiffant!... En y goûtant, je me dis instantanément qu'il faut que je vérifie la date de validité de ma carte de sécu européenne!... Mais, avec un peu d'huile d'olive et quelques câpres, le tout arrosé d'un verre de Sainte Obéissence, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes!...
Je me demande si Tinos n'est pas une de ces destinations dont on a du mal à partir... Surtout après avoir découvert les vins naturels qu'on y produit!... Il faut souhaiter que les cuvées de Jérôme Binda trouvent vite preneur en France et dans d'autres pays, comme c'est déjà le cas en Suisse notamment. Après ces premières années somme toute expérimentales, il va être nécessaire de s'intégrer dans les circuits commerciaux, qu'ils soient traditionnels ou plus confidentiels. De plus, amateur de bonne cuisine authentique, art que le vigneron de Tinos pratique aussi avec quelques talents, Jérôme espère intégrer la carte de jolies références gastronomiques, prêtes à proposer ce que les vins naturels ont de meilleur. A Paris ou ailleurs. Avec tout ce qui fait la richesse du lieu, il serait étonnant que Kalathas ne deviennent pas très vite, une des références de ces vins des Cyclades et de Grèce.